(3/4) IA génératives et création : "Les output : quels enjeux pour les créateurs et le droit d’auteur ?"
27 mars 2023Dans le cadre de la conférence “IA générative et création : quels enjeux juridiques ?” organisée le 27 mars 2023 par les professeurs Célia Zolynski (Observatoire de l'Intelligence artificielle de Paris 1) et Édouard Treppoz (Institut de recherche juridique de la Sorbonne (IRJS), cette table ronde filmée a été animée par Joëlle Farchy, Professeur d'info-com, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.et avait pour panélistes :
- Jane C. GINSBURG, Professeur de droit, Columbia Law School (Présentation)
- Stéphanie Le Cam, Maître de conférences en droit, Université de Rennes 2
- Thierry Maillard, Directeur juridique, ADAGP (Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques)
- Loïc Imberti, Commissaire-Priseur, DANAE.IO
- Stephan Breuer, Artiste et co-fondateur, Amor Mundi
Voici les différents sujets qui ont été abordés dans le cadre de cette table ronde :
1. La relation entre humain et machine dans le champ du droit d’auteur
Cette table ronde a été l’occasion de se pencher sur les enjeux pour les créateurs de la recommandation des œuvres sur les services en ligne aux usagers. Pour appréhender cette question, il faut revenir à la relation entre humain et machine dans le champ du droit d’auteur.
Pour qualifier une création d'œuvre protégée par le droit d’auteur, il convient d’évaluer la présence de l’humain dans le processus de création. L’exemple du singe qui se prend en photographie en est un exemple concret : Facebook a refusé la protection par le droit d’auteur au motif que le singe s’est lui-même pris en photographie. Cependant, la même photographie exposée dans une galerie a été protégée, car il a été considéré que l’humain a tout de même suffisamment agencé l’image et a donc eu un rôle actif dans la création.
Depuis 1884, le rôle de l’humain dans la création se détermine largement. On peut citer notamment la décision de la Cour Suprême des États-Unis concernant le photographe Burrow-Giles (1) qui énonce que la photographie est l’écrit d’un auteur, car elle vient de la conception du photographe qui a agencé le sujet de la photo (lumière, mise en scène etc). Cette façon de raisonner sur le rapport entre l’homme et la machine a été reprise en Europe dans l’affaire Painer (2) : la machine est nécessaire à la création, mais il y a un apport humain qui résulte en la création d’une œuvre de l’esprit. L’apport humain a par ailleurs été considéré comme insuffisant dans le cadre d’une affaire Kelley v. Chicago en 2011 concernant une sculpture faite de fleurs sauvages. Cette sculpture a été jugée comme étant plutôt le fruit du hasard, non contrôlée par l'artiste. La qualité d’auteur dépend de la conception et de l’exécution de l'œuvre. La conception est plus qu'une idée : elle recouvre les éléments essentiels de l'œuvre et l’exécution requiert un certain contrôle sur le processus de création. Cela n'exclut pas tout aléa dans la création, mais dans l’ensemble, pour être qualifiée d’auteur, la personne en question doit exercer un contrôle sur le processus de création.
2. La qualification d'auteur
En appliquant ces principes aux sorties de l’IA, on peut se poser plusieurs questions, notamment celle de savoir s’il suffit – pour être auteur – de donner des instructions à la machine. Un autre problème est que la machine ne répond pas toujours à ce qu’on lui demande de faire. Parfois, elle se trompe ou ne comprend pas et les sorties ne correspondent pas à la demande. Dans l’affaire Zarya of the Dawn (3) concernant une bande dessinée dont les illustrations ont été générées par une IA, l’auteur a travaillé avec le programme MidJourney, une intelligence artificielle. Sa qualité d’auteur a été remise en question par le U.S Copyright Office qui a reconnu un droit d’auteur sur le texte et sur la sélection et l’organisation des images issues de l’IA générative, mais pas pour les images en tant que telles, car l’auteur donne simplement des commandes à la machine sans pouvoir contrôler la sortie des images.
L’utilisation des intelligences artificielles génératives peut également poser des problèmes en termes de contrôle et de biais. L’artiste n’a pas de contrôle sur la sortie générée par une IA. Celle-ci ne va parfois pas correspondre à la volonté de ce dernier. Dès lors, il est complexe d’accorder la qualité d’auteur sur une œuvre qui ne correspond pas à la volonté créatrice. Sur la question des biais, l’expérience a été faite de donner comme instruction au programme MidJourney des intellectuels au café de Flore – sans distinction de genre – ce qui a donné naissance à une image entièrement composée d’hommes.
3. La gestion des droits
D’un point de vue de la gestion des droits, la question se situe sur l’existence d’un titulaire de droit. La gestion des créations en elles-mêmes n’est guère problématique, dès qu’on a une création en forme d'art visuel, les organismes de gestion collective sauraient la gérer. La vraie difficulté est de savoir si on a un titulaire de droit derrière l'œuvre. En effet, l’article L. 321 du Code de propriété intellectuelle prévoit qu’un organisme de gestion collective peut gérer les droits d’auteur ou droits voisins sur une œuvre à condition qu’il y ait un titulaire de droit (titulaire, ayant-droit ou cessionnaire).
On a de nombreux exemples dans l’art de créations qui nécessitent une machine telle que l’art fractal. Il ne faudrait pas remettre en question les droits d’un artiste sur sa création dès lors qu’il a utilisé des outils technologiques. Cependant, il n’y a pas de grande difficulté à gérer les œuvres très conceptuelles. La difficulté se trouve plutôt concernant les artistes qui avaient un processus artistique et dont les œuvres sont utilisées par l’intelligence artificielle ou la concurrence. Il s’agit de la question de fond du partage entre les œuvres créées par les humains et les machines. Dans la fouille réalisée par ces systèmes d’IA, on a des corpus gigantesques qui utilisent des œuvres protégées pour venir concurrencer le marché des artistes, ce qui donne lieu à des œuvres moins chères et risque de diminuer la rémunération des artistes.
4. L'impact sur le marché du livre
Deux types d'impacts sont observés concernant le marché du livre :
- Le premier concerne les conséquences économiques à tendance positive. L’intelligence artificielle va apporter de l’efficacité et donc des économies en termes de temps de travail pour l’éditeur (cependant une économie pour l’éditeur est également une perte pour l’auteur). La couverture d’un livre faite par un humain représente un coût entre 500 et 1 000 euros pour une quinzaine de jours de travail tandis que le programme MidJourney ne mettra que quelques heures et reviendra approximativement à 20 euros.
- Le second est l’impact sociétal. L’intelligence artificielle n’est pas intelligente, elle possède des bugs et des biais, elle est nourrie de stéréotypes sociaux, il serait dangereux de se reposer sur ces machines d’autant plus que le métier d’illustrateur en serait fortement impacté. En effet, une étude a montré que 19% des travailleurs pourraient voir plus de 50% de leurs tâches impactées par l’IA.
5. Le marché de l'intelligence artificielle générative
On craint une utilisation de la machine à outrance et la fin d’une richesse artistique humaine, cette inquiétude n'est pas nouvelle. En matière d’IA générative, le marché a fait grand bruit au travers de deux affaires. La première, en 2018, concerne un portrait de style XVIIIe, créé par le machine learning, ensuite imprimé et disposé chez Christie's dans une exposition pour une vente aux enchères. Elle a été estimée entre 30 000 et 40 000 euros. La deuxième affaire concernait Jason Allen qui a passé plus de 80 heures sur son œuvre pour trouver un prompt final, puis la nettoyer, la photoshoper et la redisposer. Cette œuvre a remporté un prix ce qui, pour Allen, prouve que l'intelligence artificielle venait accomplir l’artiste.
Tout recours à la technologie rend le geste artistique moins légitime. Dès le XVe siècle, on craint la machine avec l’avènement de la gravure. La vraie question est celle de la paternité de l'œuvre. Peut-on mettre un artiste derrière l’intelligence artificielle ? Un artiste peut toujours – dans un travail créatif – utiliser la machine. Ce qui compte, c’est l’idée. On peut ici citer les œuvres de Duchamp qui sont de l’ordre du concept. La question se pose surtout pour le moment venu où l’IA se passera du créateur et de l’artiste.
6. Le lien entre l'artiste et le matériau
Le questionnement sur l'œuvre et la création pourrait se porter sur l’interaction entre l’auteur et le matériau qu’il utilise. Quand on travaille sur une toile, parfois il se passe des choses qu’on ne comprend pas nécessairement ou du moins qu’on ne peut pas prévoir. Il y a toujours une part de la création qui n’est pas contrôlée par l’auteur. Cependant le copyright exclut en principe tout aléa bien que dans les faits, si un aléa se produit et que l’auteur l’accepte, cet aléa devient sien. L’idée est que dans l’ensemble l’artiste doit être la cause du résultat.
(1) U.S. Supreme Court, Burrow-Giles Lithographic Co. v. Sarony, 111 U.S. 53 (1884).
(2) CJUE, 3e ch., 7 mars 2013, aff. C-145/10, Eva-Maria Painer contre Standard VerlagsGmbH e.a.
(3) Office du droit d’auteur des États-Unis, décision du 23 février 2023 : United States Copyright Office, Zarya of the Dawn (Registration # VAu001480196), https://copyright.gov/docs/zarya-of-the-dawn.pdf.
Mots clés : creation droit d'auteur ia ia generatives intelligence artificielle output propriete intellectuelle replay
Informations
- Yohan Loiseau (yloiseau)
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- Jane C. Ginsbug (Présentation) (Intervenant)
- Stéphanie Le Cam (Intervenant)
- Thierry Maillard (Intervenant)
- Loïc Imberti (Intervenant)
- Stephan Breuer (Intervenant)
- Joëlle Farchy (Animatrice) (Intervenant)
- 6 octobre 2023 16:31
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